Amesys et la surveillance de masse : du fantasme à la dure réalité

bull-amesys-longuetSuite à une conversation sur Twitter, je me suis rendu compte que beaucoup de gens nous prenaient encore pour des illuminés quand nous évoquions les questions de surveillance globale des réseaux. Il y a plusieurs raisons à cela. Elles sont à la fois techniques, économiques et juridiques. Nous allons donc tenter d’en faire brièvement le tour, pour ensuite vous dresser un scénario fiction, que nous comparerons enfin avec des faits, eux, bien réels.

En ce qui concerne les barrières techniques à la surveillance massive, à l’échelle d’une nation, nous avons déjà abordé le sujet en long en large et en travers dans nos rubriques Saga Amesys et Saga Deep Packet Inspection sur Reflets.info. Techniquement, nous parlons d’un système capable d’agréger les interceptions réalisées en plusieurs points de centralisation du trafic :

  • Coeur de réseau des FAI
  • Points d’atterrissement des câbles sous-marins
  • Quelques tronçons nationaux de fibres bien identifiés

Une fois les données interceptées, il faut ensuite les stocker et les indexer dans une sorte d’énorme base de données sur laquelle on pourra à posteriori lancer des requêtes, portant sur un internaute (ex : un nom, une adresse IP, une adresse mail, un pseudonyme…) ou un thème plus générique (ex : Al Qaida, AQMI …).

Capture d’écran 2013-05-18 à 19.54.16

Ces outils ne sont pas des outils de science fiction, c’est par exemple ce qu’Amesys a vendu au régime de Kadhafi, sur mesure, à une échelle certes plus modeste et surtout plus centralisée que la capacité et l’architecture nécessaire pour réaliser la même chose en France. Mais tout ceci n’est qu’une question de moyens. La Libye, c’est un POC (un proof of concept), vite rentabilisé par la suite par le biais d’une vente d’un système équivalent au Qatar… et à d’autres pays.

Des barrières techniques, découlent des barrières économiques. Combien ça coûterait d’écouter toute une nation ? Pour un pays comme la France, on parlerait de quelques centaines de millions d’euros, beaucoup moins qu’un sous-marin nucléaire moderne.

Ces deux points brièvement balayés vont nous amener sur le cadre légal et malheureusement… à une pratique supposée, mais plausible, de contournement. Dans cet article sur la plateforme nationale d’interceptions judiciaires, j’avais évoqué la différence entre les interceptions judiciaires (sur demande d’un juge), et les interceptions administratives, plus opaques.

Je vais donc poser aujourd’hui ouvertement la question : existe t-il un troisième niveau d’interceptions s’appuyant sur une architecture décentralisée, hors du territoire français, opérées par la direction du renseignement militaire ?

Si la France venait un jour à utiliser l’interception massive, ce serait probablement dans le but de surveiller une population autre que sa propre population (pour des raisons de sécurité intérieure, de menace terroriste, d’espionnage économique…).  Tout comme les USA espionnent de longue date les communications Européennes, mondiales, … et même nationales.

Le scénario qui tue

Encore une fois, et ce n’est là que pure fiction issue d’une réflexion datant d’ il y a bientôt deux années, thèse qui est malheureusement en train de faire son chemin… voici comment je m’y prendrais si je voulais écouter massivement, à moindre coût, et surtout discrètement.

  • J’appuierai, au plus haut niveau de l’État, une société privée (un fusible comme on dit dans le jargon), spécialisée dans l’interception de masse, pour que cette dernière exporte ses jouets sur le territoire national des gens que je souhaite écouter. Je leur vendrai le bébé comme une arme de guerre électronique, à part que cette dernière n’est pas répertoriée légalement en tant que telle, et donc, non soumise à un contrôle strict des exportations.
  • J’en profiterai pour sur-dimensionner un peu le système en prévision d’une utilisation non documentée (un backdoor).
  • J’enverrai ensuite, au nom d’une « fraternelle coopération » des officiers du renseignement militaire pour former les équipes du « client » (comprenez le dindon de la farce). Cette opération de « formation » permettrait en outre de paramétrer le jouet vendu afin que ce dernier soit accessible à distance par les services du renseignement extérieur, avec un accès complet aux interceptions réalisées par le « client »… évidemment à son insu.
  • Ce qu’il y a de bien avec TCP/IP et BGP, c’est que l’on peut router du trafic à peu près où on le désire. En clair, nul besoin de disposer d’outils sur le territoire français pour écouter les communications des ressortissants français.
  • Si je multiplie cette « opération commerciale » avec des « partenaires » géographiquement bien choisis, je m’offre une sorte de cloud de l’interception, financé par des puissances étrangères. Peu importe si elles ne sont pas franchement reconnues comme les plus grandes démocraties. Peu importe si leurs dirigeants sont connus comme des terroristes ou des fous furieux. L’éthique ce n’est pas franchement le fond du problème.
  • En cas de pépin, pas de souci; l’Etat pourrait ainsi se défausser de toute responsabilité. Notre entreprise privée est le fusible, c’est à elle de sauter. Mais évidemment, comme elle demeure « stratégique », je lui offre une porte de sortie en bidonnant une cession d’activité à une société tierce, créée par elle même. Elle pourrait ainsi, par exemple sous drapeau Qatari, continuer à vendre ses petits jouets et la collaboration entre les services extérieurs et cette « nouvelle société » qui ne renaît que des cendres de la première, pourrait ainsi continuer de plus belle et s’attaquer tranquillement à d’autres « marchés ».
  • Si une bande de cyber-beatniks de députés venait à poser des questions au Gouvernement sur la présence avérée d’officiers du renseignement, il suffirait de brandir la menace terroriste et d’expliquer que ces « armes » n’en sont pas, qu’elles sont en fait du matériel grand public.

Et maintenant, la réalité qui pue

Vous trouvez que cette petite fiction fait froid dans le dos ? C’est probablement parce que vous n’avez pas mis bout à bout les pièces du puzzle Amesys. S’il y a bien une partie de fiction dans le scénario que je vous sers ici, il se base sur des faits on ne peut plus réels. Reprenons depuis le début..

  • En 2004, la société Bull est privatisée. Didier Lamouche, prend sa tête en 2005. Toujours en 2004/2005 Amesys (alors I2E) est en quête d’un partenaire capable de lui fournir des sondes pouvant opérer sur un trafic important pour faire de l’interception « légale ». La société se rapproche donc du LIP6 qui était en train d’accoucher d’une autre société, Qosmos.
  • A cette époque, Philippe Vannier est alors PDG de I2E qui allait, en 2006, donner naissance à Amesys.
  • C’est aussi à cette période qu’I2E se rapproche des autorités libyennes par l’entremise d’un certain Ziad Takkiedine, homme d’affaire franco libanais, et accessoirement marchand d’armes, même s’il préfère le terme d’intermédiaire. Nom de code : Candy. Candy, c’est donc le petit nom de la vente d’un Eagle (la partie Software) et d’un beau gros Glint (la partie Hardware). Une véritable arme électronique, d’ailleurs à l’époque vendue en tant que telle. Amesys n’est évidemment pas seule, un mystérieux vendeur de routeurs « pas loin d’être français », aurait pris part à cette vente. Evidemment, au plus haut niveau, on est au courant, et on appuie cette vente. Commence alors un curieux manège dont les acteurs ne sont autres que Claude Guéant (CG), Brice Hortefeux (BH) et Ziad Takieddine (ZT), c’est le début du contrat Homeland Security comme le révèlera Jean-Marc Manach dans son excellent ouvrage sur le sujet « Au Pays de Candy ».

VISITE DE Claude Guéant le 22/09/2005 à Tripoli by rewriting

Homeland Security by rewriting

  • <message subliminal>Toujours à cette période, Nicolas Sarkozy est alors ministre de l’intérieur, en campagne pour les présidentielles de 2007, il est comme tout candidat, en recherche de financements </message subliminal>
  • « le 26 avril 2006, à 18h54, Bruno Samtmann signe en effet une feuille de calcul estimant le montant du matériel à livrer à la Libye à 39 973 000 euros.  A 22h27, Ziad Takieddine en enregistre une deuxième version, pour un montant total de 51 847 000 euros, soit 30% de plus… pour la même prestation. » (Source)Bruno Samtmann, est le directeur commercial d’Amesys, qui déclarait ne pas être au courant d’un tel contrat, ou encore, qu’il n’était pas en poste à l’époque. C’est tout de même étrange que les métadonnées du fichier excel nous renvoient à son nom…
  • 2007, c’est aussi la date de la création d’Amesys, issue d’une fusion entre deux entreprises du groupe Crescendo Industries, I2E et Artware.
  • La mise en place du projet Candy va nécessiter pas mal de temps, les sondes ne fonctionnent pas comme prévu, le paramétrage est complexe, il faut former les équipes du chef de projet local : Abdallah Al-Senoussi, condamné en France pour actes de terrorismes et recherché par la Cour Pénale Internationale. Et ça, Amesys aura beau nier, nous avons un faisceau de présomptions suffisant pour être en mesure d’affirmer qu’Amesys, tout comme les autorités françaises, ont menti en niant savoir qu’elles ont traité avec cet homme.
  • Novembre 2009, Bull annonce la prise de contrôle d’Amesys. C’est le début d’un rocambolesque retournement de situation qui conduira à l’éviction de Didier Lamouche de la tête de Bull et de la prise de contrôle de Bull par Crescendo Industries, puis par Amesys.
  • Mai 2010, Philippe Vannier prend alors « naturellement » la tête de Bull attendu que Crescendo Industries détient maintenant plus de 20% du capital de Bull, loin devant France Telecom, le second actionnaire avec ses 8%. L’opération aura alors couté la somme de 102 millions d’euros à Bull, dont 72 millions en émission d’actions. Un coût sur lequel les analystes émettront tout de même quelques réserves. Le petit vient de croquer le gros.
  • Février 2011, à quelques jours à peine du soulèvement libyen, je révèle sur Twitter que la France s’apprêtait à vendre un système de surveillance massif et global à la Libye de Kadhafi. Mes informations sont alors plus précises, mais elles nécessitent quelques vérifications. Il s’agissait d’un « upgrade » de la solution déjà vendue quelques années plus tôt. Philippe Vannier est alors sur le territoire libyen, en personne, pour cette opération commerciale.  Nous révèlerons plus tard sur Reflets des pièces attestant de sa présence en Libye à ce moment là.
  • Le clan Kadhafi est acculé, Saif Al Islam, un des fils du Colonel, évoque alors une somme de 50 millions de dollars donnée à Nicolas Sarkozy pour financer sa campagne présidentielle de 2007. Personne n’y prête vraiment attention, pourtant, ses accusations sont tout à fait crédibles.
  • Le décret du 13 juillet 2011 élève au rang de Chevalier de la Légion d’Honneur, monsieur Philippe Vannier. Le tout sur recommandation du Ministre de la Défense, Gérard Longuet, dont la fille n’est autre que la directrice de la communication du décoré… tout va bien.
  • Août 2011, le Wall Street Journal apporte les preuves matérielles de l’existence du projet Candy. Maintenant le monde entier sait. Mais candy n’est que le premier fil de la pelote, et ça chez Reflets ou chez Owni, nous le savons très bien.
  • Devant les accusations qui se font de plus en plus précises, Amesys est obligée de s’exprimer. Philippe Vannier, qui a pourtant personnellement suivi le dossier, envoie au feu son directeur commercial, Bruno Samtmann, l’homme qui n’était pas là à l’époque de la conclusion du contrat mais dont la proposition commerciale serait comme par magie sortie de son ordinateur. Il justifie cependant cette vente par un bien curieux argumentaire. Selon lui, la vente de cet Eagle, c’est pour traquer le bien connu nazi pedo terroriste libyen… et comme ils sont très nombreux, hop, on dimensionne le Eagle pour… 5 millions d’internautes.

Amesys Bull contre les pédophiles ! from fhimt.com on Vimeo.

  • Paul Moreira enfonce peu après le clou en réalisant un documentaire exceptionnel, Traqué, qui révèlera une partie des dessous de ce qui ressemble de plus en plus à un contrat d’état à état, et non de la vente à un état par une entreprise privée. Le témoignage de l’un des intervenants techniques du projet est on ne peut plus explicite. La mission était se lon ses propos, « une opération typique, très encadrée par les services extérieurs ». Et ce n’est pas la première fois que nous avons ce son de cloche, comme par exemple avec cet article du Figaro ou un ancien militaire raconte comment il a mis 5 millions de libyens sur écoute
  • Avril 2012, Nicolas Sarkozy déclare :

« Permettez-moi de vous dire que s’il y a un chef d’Etat qui, dans le monde, n’a pas frayé avec M. Kadhafi et est responsable de son départ et de ce qui lui est arrivé, je pense peut-être que c’est moi ».

  • Un peu piqués au vif par ce que nous savons alors du dossier, nous publions sur Reflets un document exceptionnel montrant l’un des fils Kadhafi, Saadi Kadhafi, en pleine séance de shopping chez Thalès et Panhart. Nous sommes alors en Juin 2006, période à laquelle Ziad Takieddine introduit les autorités françaises et Amesys/I2E aux autorités libyennes. Notre vidéo le montrera ensuite en réception officielle avec Michèle Alliot-Marie. On ne sait alors pas trop qui fraye avec qui, mais la France est bien en train de vendre des armes, et pas qu’électroniques, à Kadhafi, là encore, notre vidéo ne laisse pas l’ombre d’un doute sur la nature de cette visite.

Nos travaux sur Reflets, loin de nous cantonner au seul cas libyen, nous ont fait voyager dans des pays qui nous font rêver. Depuis le financement à hauteur de plus de 100 000 euros du festival mondial des Arts nègres par Amesys à la vente d’autres Eagles au Maroc, au Qatar ou Gabon… jusqu’à la revente des activités liées à Eagle à une entité crée par Amesys elle même maintenant domiciliée aux Emirats Arabes Unis, Advanced Middle East System, il faut se rendre à l’évidence, nous avons de plus en plus d’éléments qui nous indiquent que la réalité est en train de dépasser la fiction.

Ce sentiment est encore renforcé quand Laurent Fabius reprend quasi mots pour mots le communiqué de presse déjà récité dans l’hémicycle par Gérard Longuet et rédigé par sa propre fille : « circulez il n’y a rien à voir, la vente de ces systèmes, c’est du matériel informatique grand public ». L’affaire Amesys c’est la boite de Pandore que personne ne souhaite ouvrir.

Sauf que ce matériel informatique là et ces logiciels… ont fait des morts.

Nous sommes au cœur d’un scandale d’état, personne n’a intérêt à ce qu’il éclate, c’est la politique diplomatique de la France que l’on peut lire en filigrane derrière l’affaire Amesys, mais pas uniquement. C’est aussi un scandale politico-financier impliquant des personnalités politiques, au plus niveau de l’état. Et vous l’aurez compris, ce scandale, contrairement à certains, il ne nous fait pas vraiment rire.

L’Europe souhaite encadrer l’exportation de ventes d’armes numériques

Si l’on devait compter sur la nature humaine pour faire preuve de la plus élémentaire des morales dans le business, on trouverait bien une entreprise française ou allemande pour aller déployer une centrale nucléaire en Corée du Nord ou en Iran. Si les armes numériques sont moins médiatiquement « dignes d’intérêt » que les centrales nucléaires, jusque là, il faut bien avouer que dans certains pays elles ont fait surement bien plus de victimes.

Il fallait bien une loi pour moraliser ce business d’armes qui ne sont pas même reconnues comme telles. C’est finalement le parlement européen qui envisage de légiférer sur les exportations de ces « jouets » à des gens comme Kadhafi ou Bachar El Assad. Ce n’est pour l’instant qu’une résolution visant à encadrer légalement les exportations d’outils de censure et de cyber surveillance aux régimes autocratiques… un premier pas.

Je suis en revanche profondément choqué par la méprisable indifférence de la classe politiques française sur ce sujet, en dehors d’une infime poignée, à l’image de Christian Paul, personne ne s’est soucié des morts et des torturés grâce à nos belles technologies françaises, financées à coups de millions par le fond stratégique d’investissement pour ne citer que lui. Plus cynique encore, la dizaine de questions de parlementaires n’aura trouvé comme réponse qu’un Gérard Longuet, qui après avoir fait chevalier de la légion d’honneur l’un de ces vendeurs de mort (le PDG d’Amesys/Bull), se paye le luxe de lire dans l’hemicycle  un communiqué de presse rédigé par sa propre fille, directrice de la communication chez Bull.

Je me sens assez partagé sur cette résolution du parlement européen. Je suis dans un premier temps déçu qu’il faille une loi pour ça et que les commerciaux capables de telles ventes arrivent à se regarder dans un miroir. D’un autre côté, j’ai l’impression que le travail fourni avec les copains de Reflets, Telecomix, FHIMT, ou d’Owni pour démonter ces business nauséabonds n’aura peut être pas été du temps perdu. Et on se prend à rêver qu’une loi épargnera quelques vies… Merci au Parlement européen pour cette initiative.

Wikileaks : les Spy Files sont en ligne

Wikileaks, épaulé par OWNI, vient de publier aujourd’hui même les Spy Files, une liste de 1100 documents relatifs aux sociétés qui surveillent Internet. La majorité de ces documents sont des documents parfaitement publics mais ce travail de compilation reste tout à fait exceptionnel car il offre un instantané de l’état de l’art de la surveillance globale des communications sur Internet. On y trouve les principaux intégrateurs, leurs solutions, le superbe contrat d’Amesys à la Libye portant sur un système EAGLE d’interception global et ayant servi à la répression des opposants. Vous apprendrez d’ailleurs très prochainement qu’Amesys était parfaitement au courant de l’utilisation faite de son matériel.</subliminal>

BlueCoat, une autre entreprise que nous suivons de près sur Reflets.info est également à l’honneur dans cette publication et Wikileaks vous invite à découvrir toute sa gamme.

Comme vous vous en doutez, les collègues de la team Reflets et votre serviteur allons revenir très prochainement sur cette publication et vous faire de nouvelles revelations sur les deals d’Amesys dans le « massive interception » et ce, dans des pays où vous n’auriez pas spécialement envie de passer vos vacances.

Je profite également de ce court billet pour vous annoncer que cette publication de Wikileaks donnera lieu à d’autres publication de notre part sur le sujet (c’est une évidence), mais que nous réfléchissons activement aux contre-mesures depuis un petit moment. Pour passer outre cette surveillance globale dont Amesys vendait si bien les mérites en 2008 à Prague, nous allons tout prochainement lancer une offre de VPN un peu particulière (COMSEC). Une offre concernera les entreprises et l’autre les particuliers. Ces deux offres DPI-Proof® bénéficieront du même niveau de sécurité en offrant un chiffrement de vos communications portant sur les couches 4 à 7 du modèle OSI et viseront explicitement à rendre sourd et aveugles ces systèmes d’interceptions massifs.

 

Plus rien ne sera jamais comme avant

Le billet qui va suivre n’avait à mon sens pas sa place sur Reflets.info, c’est pour ça que je vous le propose ici. Il n’est pas à prendre pour parole d’évangile, il n’est que l’expression de ce que je pense, avec le peu de recul que j’ai, et non le fruit d’une investigation me permettant d’affirmer avec assurance les opinions présentées ici. Il fait suite à ce que je vous avais évoqué ici, et que nous avons finalement rendu public sur Reflets avant hier. Comprenez bien que nous n’en savons à ce jour pas beaucoup plus et ces menaces sont tellement cryptiques que nous ne sommes même pas sur du tout qu’elles soient en rapport avec nos recherches sur les ventes d’armes numériques à des nations faisant ouvertement peu de cas des droits de l’Homme. C’est ce que je vais tenter de vous exposer ici.

 

Le cas Libyen

Quand nous nous sommes mis à enquêter courant février sur les ventes d’armes électroniques à des dictatures, nous savions que nous allions mettre le doigt sur quelque chose de nauséabond. Oui vous avez bien lu, pas Juin 2011, pas Août 2011 mais bien Février 2011 comme en atteste ce billet très elliptique mais annonciateur de ce qui allait suivre pour qui savait lire entre les lignes.

Fin Mai 2011, toujours sur Reflets, j’en remettais une petite couche, toujours sans les nommer, mais en présentant cette fois le matériel exact composant une partie du dispositif d’écoutes globales vendu par Amesys au régime libyen.

Pourquoi désigner sans nommer ?

S’il ne faisait pour nous plus l’ombre d’un doute qu’Amesys avait bien vendu un dispositif d’interception global à Kadhafi, les raisons de cette vente nous paraissaient encore bien fumeuses. Amesys, filiale de Bull, n’avait probablement pas besoin de ce contrat, aussi juteux soit-il, pour assurer sa pérennité. Il y avait donc autre chose. Nous avons logiquement gratté un peu la piste diplomatique et du renseignement militaire, mais là encore, rien de convaincant. Rien qui pouvait justifier de mettre entre les mains du dictateur ce Glint, dans un but, quoi qu’en dise Amesys dans son communiqué, de mettre sous surveillance l’ensemble de la population libyenne. Pour être clair, je ne crois pas un seul instant qu’un tel dispositif soit nécessaire pour surveiller quelques dizaines, voire centaines de membres supposés d’Al Qaida agissant sur le territoire libyen (une hypothèse fort peu crédible quand on sait en plus comment Kadhafi a perçu l’extrémisme religieux dans son pays avant 2010, à savoir un concurrent néfaste pour son règne). Ce qui me permet d’affirmer ceci c’est la nature même de l’équipement, « Nation Wide » (à l’échelle d’une nation), doublé du fait qu’il s’agisse ici de surveillance intérieure. Ce dispositif porte sur l’écoute en coeur de réseau d’un fournisseur d’accès. A aucun moment on me fera croire qu’on est allé poser des sondes chez les FAI au Pakistan, au Yemen ou en Afghanistan, susceptibles d’intercepter les communications externes pour alimenter la base de données Eagle des interceptions de ce dispositif situé en Libye. Pour traquer Al Qaida, il valait mieux dealer avec les autorités pakistanaises que libyennes, et je ne pense pas que nos services extérieurs aient besoin de mes lumières pour le savoir.

Qui a fait quoi ?

Nous n’avons aujourd’hui d’autre réponse « officielle »sur cette question que le communiqué de presse d’Amesys publié sur son site qu’il ferma suite aux révélations publiées dans le Wall Street Journal. Sur Twitter, Même son de cloche du service de communication de la maison mère, Bull, visiblement embarrassée, qui n’a pas voulu répondre à mes questions autrement que par un lien sur le ridicule communiqué d’Amesys.

twitter bull à propos d'amesys

Du côté des politiques, c’est le silence absolu, les autorités nient en bloc avoir eu connaissance d’une telle vente à la Libye. Je vais exprimer mon avis sur ce point en 3 lettres : LOL.

Je cite OWNI : « Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) confirmait la nécessité d’une autorisation de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre (CIEEMG) pour les produits de guerre électronique, tout en affirmant ne rien savoir de cette affaire… »

Là, on nous fait gober à peu près que le GLINT a passé la frontière comme une barrette de shit dans la poche de Ziad Takieddine

Glint Amesys
T'as vu la gueule de la barrette de shit ?

Le 6 septembre, le Figaro révélait que la Direction du Renseignement Militaire (DRM) avait pris part au déploiement du centre d’écoute sur le sol libyen. Owni pointera du doigt le même jour un autre élément intéressant, pouvant partiellement expliquer la soudaine aphasie d’Amesys sur le dossier libyen : « Tiphaine Hecketsweiler, embauchée en tant que directrice de la communication du groupe Bull en janvier 2011, est en effet la fille de Gérard Longuet ». Oui, Gérard Longuet, le ministre de la Défense et des Anciens combattants, en poste depuis février 2011, soit un mois après (il me semble utile et honnête de le préciser) l’embauche de sa fille à la tête de la communication de Bull.

Information reprise par le journal télévisé de 20h du 15 octobre sur France 2.

Kadhafi et la France — France2

Pourquoi ?

La décision de cette vente est donc à mon sens :

  • Soit le fruit d’une décision politique assumée, en échange d’un arrangement dont nous ne connaissons pas la nature exacte, mais il ne me semble aujourd’hui pas idiot d’envisager le fait qu’il ne s’agissait aucunement de lutte anti-terroriste.
  • Soit un mix d’intérêts politiques et économiques… comme c’est probablement le cas pour le Maroc, un autre contrat portant sur un dispositif de surveillance « Nation Wide » sur lequel nous reviendrons probablement plus tard dans Reflets.

La vente d’armes numériques ne saurait à mon sens justifier les tentatives d’intimidation dont la rédaction de Reflets (et ses amis) ont, par personnes interposées, fait l’objet… ça ne colle pas. Du moins, je vois très mal Amesys s’intéresser à nos modestes travaux alors que la presse entière expose ses activités et ses liaisons dangereuses au grand jour. La vérité est probablement ailleurs.

 

Le piste syrienne

Je confesse volontiers ne pas avoir la culture suffisante pour avoir une vision précise des intérêts occidentaux dans le monde arabo-musulman. Mais la piste de la région syrienne me semble à ce jour particulièrement intéressante, ce à plusieurs titres.

Une petite mise au point préalable

Il faut d’abord comprendre avec précision l’action conjointe de Reflets, Telecomix et FHIMT. Loin d’avoir l’envie de jouer aux barbouzes pour renverser le gouvernement de Bachar El Assad, notre action a exclusivement porté sur l’aide aux individus menacés pour leurs opinions dans ce pays. C’est contre ces individus que le régime syrien envoi les snipers. Nous sommes avant tout des internautes, des « gens du réseau », qui nous intéressons à nos semblables, quel que soit leur religion, leurs opinions politiques… Ces gens du réseau sont pris pour cibles car un régime utilise le réseau contre eux en utilisant des armes numériques d’origines occidentales. Nous n’avons pas la possibilité de leur venir en aide autrement qu’en essayant de leur donner les outils leur permettant de se prémunir de ces armes numériques. Malheureusement, ces motivations ne sont pas comprises de tous et il arrive que la presse fasse de malheureux amalgames ou nous prête des intentions qui n’ont jamais été les nôtres. Je vous invite, si vous l’avez manqué à lire cet article de Kheops qui exprime parfaitement ce décalage.

On dérange qui à part Bachar ?

La région est une poudrière qui n’a pas attendu quelques hacktivistes pour s’embraser. Le mal me semble bien plus profond. Notre rôle en Syrie, comme en Libye, a simplement été de dénoncer le business, que notre bon sens et notre éthique nous interdirait, d’entreprises occidentales qui mettent à disposition des technologies de surveillance de masse. C’est là tout l’objet de notre publication des « logs de la censure syrienne » qui se veut un instantané de l’état de l’art de la mise en place d’outils numériques de surveillance et de répression. Outils que BlueCoat, principal incriminé qui ne souhaite pas nous répondre, nie avoir directement vendu à la Syrie (contournant ainsi l’embargo commercial sur la Syrie)… on veut bien les croire. Là où on a plus de mal avec BlueCoat, c’est quand il raconte n’importe quoi à Slashdot, niant que ces logs proviennent de ses équipements. Nous avons donc pris le temps de faire la démonstration technique du mensonge de BlueCoat… Pas de doute, on dérange bien BlueCoat.

On dérange peut être également Fortinet, une entreprise allemande que nous soupçonnons ouvertement de compléter les basses besognes des équipements BlueCoat avec ses Fortigates… à coup Deep Packet Inspection.

Là encore aucune réponse officielle des intéressés à nos questions peut-être un peu trop précises…

Fortinet twitetr

Cependant, la piste strictement technique ne me satisfait pas. Il nous reste donc 3 pistes :

  • Commerciale
  • Diplomatique
  • Politique

Et si ces 3 pistes n’en faisaient en fait qu’une seule ? Difficile de pousser plus amont la réflexion sans spéculer avec les éléments dont nous disposons à ce jour. Mais les logs finissent toujours par parlerToujours.

Naturellement, nous irons fouiller les pistes purement syriennes, mais pas que… un pays frontalier commence à attirer notre attention. En fait, ce qui attire le plus notre attention, c’est l’activité diplomatique et politico-commerciale de pays occidentaux dans cette région.

Nous continuerons nos travaux, nous ne nous laisserons pas intimider.

Le gouvernement français, par la voix d’Alain Juppé, condamne la sanglante répression en Syrie. Tant que le sang coulera, l’action de Telecomix, Reflets et FHIMT visant à venir en aide à des internautes syriens sera, à nos yeux, légitime et parfaitement proportionnée.

 

… et plus rien ne sera jamais comme avant

Aujourd’hui, le réseau n’a pas besoin des gouvernements pour veiller sur ses semblables. La classe politique doit, et va en prendre conscience. Nos actions sont pacifistes, nous n’avons rien de cyber-terroristes ou de cyber-criminels. Nous nous foutons des enjeux diplomatiques et commerciaux dans telle ou telle région, nous sommes le réseau, notre région c’est Internet notre rôle est de faire en sorte d’acheminer les informations qui y circulent et non d’espionner vos communications. Des gouvernants ont l’illusion de pouvoir contrôler tous les flux d’informations qui y circulent pour y imposer une nouvelle forme d’assise de leur pouvoir : ils n’ont pas compris que derrière chaque machine se cache un de leur semblable. Cette erreur… ils seront amenés à la payer très cher un jour où l’autre. Tout peuple oppressé finit un jour par se libérer. Oppresser le réseau est dangereux.

Le réseau et l’information qui y transite peuvent de prime abord paraître bien dérisoires face à des snipers et des chars, mais l’information véhicule des idées… et on ne tue pas des idées.

Expect us.